CHAPITRE IV

Le Dépotoir retrouvait l’animation d’autrefois et les plus anciens, qui n’avaient jamais quitté cet endroit, exultaient de voir de si nombreuses tribus arriver chaque jour de tous les points de l’horizon. On estimait à quinze mille le nombre des Roux présents dans cet endroit, tout autour du Mausolée de glace de la déesse Jdrou, la mère de Jdrien. Aux fourrures, on reconnaissait ceux qui vivaient sur les verrières et les dômes des stations, y grattant le givre pour quelque nourriture car les poils étaient jaunâtres et sans éclat, et ceux qui venaient des grandes solitudes, qui vivaient de la chasse ou de la pêche. Ceux-là arboraient des toisons magnifiques, fauves, parfois dorées. Ils étaient dignes, pleins de fierté et leurs femmes d’une beauté à couper le souffle.

Jamais un pèlerinage n’avait réuni autant de monde mais des rumeurs circulaient, même dans les confins les plus isolés de la planète. Il se répétait que les glaces risquaient de fondre prochainement et que le Peuple du Froid se trouvait inexorablement condamné.

Pour alimenter tous ces gens-là le Président Kid avait fait livrer des trains entiers de nourriture, et Jdrien veillait à ce que chacun reçoive une part généreuse. Dès qu’il sortait de son palais d’os de baleines et de peaux de phoques, les Roux accouraient et les femmes avaient pour lui des regards éloquents, regrettant visiblement qu’il soit habillé de peaux, désireuses de découvrir sa virilité. Certains n’avaient jamais vu de métis et restaient réticents, mais le rayonnement de ce garçon à la chevelure d’or était tel qu’ils oubliaient vite leur méfiance.

Vsin, la compagne du Messie, se méfiait de toutes ces « femelles en chaleur » qui étaient bien capables de violer son ami quand il venait vers elles, s’enfonçait parmi ces fourrures douces qui le caressaient d’un peu trop près. Vsin se comportait de plus en plus comme une épouse du Chaud, apprenant sur des images ou des photographies comment se conduire dans la vie de tous les jours, et surtout la nuit. À plusieurs reprises Jdrien l’avait surprise avec des revues pornographiques mais elle lisait aussi bien des journaux de mode ou des magazines féminins. Elle le tarabustait pour se faire greffer des implants d’hormones qui lui auraient permis de vivre constamment dans la même température que son compagnon, mais Jdrien le lui interdisait. Les Roux et les Rousses qui acceptaient cette opération consistant en la pose, sous l’épiderme, d’une pompe à hormones, abrégeaient leur vie de plusieurs années et abîmaient leur corps irrémédiablement.

Sa jalousie était d’autant plus forte qu’elle venait de mettre au monde un deuxième enfant, une fille qui se nommait Vsita, et l’aînée Vsiena. Elle allaitait le bébé et ne pouvait accompagner Jdrien partout.

Chaque jour les Roux attendaient le Messie au Mausolée. Il montait auprès de sa mère morte, une jolie fille de quinze ans, une enfant qu’il imaginait mal comme sa génitrice. Elle aurait pu être sa sœur. Il ne se lassait jamais de se pencher sur sa beauté figée pour l’éternité, répandait sur son sarcophage fait de la glace la plus transparente, du verre pur aurait-on dit, quelques poignées de sel puis s’adressait à l’assemblée. Son premier souci était de les rassurer sur l’éventualité d’une fonte des glaces. Que leur dire d’autre, alors qu’il savait que le réchauffement n’était pas une invention, qu’on l’estimait à un degré par trimestre environ.

Puis venaient les ripailles en commun, les plus primitifs s’essayant à la viande cuite mais ne pouvant s’y habituer. Jdrien ne le souhaitait pas. Dans leurs contrées sauvages ils ne pourraient pas faire de feu. Il craignait aussi l’alcool, les aliments sucrés que l’on se procurait facilement, chez des dizaines de commerçants avides installés à proximité du Dépotoir, avec leur locofourgon, pour vendre toutes sortes de marchandises ou les échanger contre des peaux de loups, d’ours ou même de rats.

Au troisième jour, Jdrien eut des nouvelles de son père Lien Rag, désormais transformé en véritable Roux. Était-ce vraiment son père qui s’enfonçait à marches forcées vers l’extrême sud-est à la recherche de chimères, d’une contrée inconnue ? Il avait vu cet homme brillant, prédestiné, régresser lamentablement, oublier jusqu’à ses sentiments. Lien Rag s’était séparé de lui sans un regret, sans même un regard.

On se réunissait autour des anciens foyers des chaudières désormais inutiles. Les ossements de baleines ne parvenaient plus jusque-là et il aurait fallu émigrer à des milliers de kilomètres pour rencontrer les grands troupeaux. Ne resteraient bientôt que les plus vieux, incapables de parcourir une si grande distance. Jdrien n’avait encore pris aucune décision. Vsin refusait de s’éloigner des Hommes du Chaud, espérait toujours se faire greffer ces hormones, vivre comme n’importe quelle femme des stations. Les feux ne servaient qu’à donner de la lumière dans le jour crépusculaire, à faire cuire la nourriture pour les plus évolués. Ceux qui travaillaient sur les toits transparents des stations racontaient leur vie médiocre mais n’auraient pas accepté une autre existence. Ils affirmaient que l’Homme du Chaud occuperait un jour tous les territoires encore préservés et que ça ne servirait à rien de continuer à vivre comme des sauvages.

Les plus étonnants étaient un petit groupe qui restait à l’écart, complètement égaré dans cette multitude. Ils ne savaient qui ils étaient, n’avaient jamais appris à chasser ou à pêcher. C’était une autre tribu qui les avait récupérés dans la Dépression Indienne et qui les avait pris en charge jusqu’au Dépotoir.

— Ils sont nés du Sel et du Sucre, disait-on d’eux.

Comme son père Lien Rag, pensait Jdrien, et ils allaient rapidement dégénérer. Par contre leurs enfants, s’ils en avaient, auraient un comportement différent. Ils mangeaient et buvaient machinalement, leur regard exorbité. Ils avaient eu la chance de trouver un phoque mort et l’avaient traîné des jours et des jours, prélevant avec leurs dents et leurs ongles la viande nécessaire, jusqu’à ce qu’ils tombent sur cette tribu qui recherchait du sel auprès d’un puits de pêche.

— Ils disent qu’ils ont vu une grande mer chaude et des phoques en grande quantité. Ils disent que leur mère était immense, aussi haute que la plus haute des congères et, le jour où ils ont vu un iceberg, ils ont affirmé que leur mère était aussi grande que lui, mais qu’elle n’était pas de glace.

Jdrien pensait à cet endroit mythique, Concrete Station, la station en béton. C’était la seule explication logique à leurs propos extravagants.

Le soir il retrouvait, mais très tard, sa compagne et les deux filles. Vsin croyait qu’il lui en voulait de ne pas lui avoir donné un fils mais il adorait ses filles, s’inquiétait pour leur avenir où les métis n’avaient aucune place. Sinon en Zone Occidentale là-haut, dans l’hémisphère Nord, où des Roux évolués et des demi-Roux avaient créé un territoire indépendant, avec des écoles, une vie sociale spécifique. Mais au prix d’une discipline rigoureuse et d’une organisation politique dictatoriale.

Vsin, malgré ses craintes, allumait du feu dans son étrange cheminée en os. Les flammes finiraient par la réduire en cendres à la longue mais il en bâtirait une autre. Ce n’étaient pas les squelettes de baleines qui manquaient dans le coin, ils formaient même un labyrinthe dans lequel la population vivait jadis et que peuplaient à nouveau les tribus du pèlerinage.

— J’ai préparé ton repas de nuit, disait sa compagne, du seuil, ne pouvant affronter trop longtemps la température élevée.

Ils s’étreignaient toujours un peu à la sauvette, et elle qui voulait se comporter comme une courtisane du Chaud en souffrait. Parfois en cachette elle absorbait des hormones, quitte à souffrir ensuite des jours durant.

Ce fut un soir semblable que le message de Yeuse l’atteignit. Il avait été transmis par relais radio jusqu’au Kid qui en avait pris connaissance. Il le communiqua de la même façon à son fils adoptif.

— Elle veut te voir, elle t’invite là-bas en Panaméricaine. Elle dit que le plus tôt sera le mieux.

Yeuse ! La compagne de son père. Il lui avait fait l’amour voici des années, ne l’avait jamais oubliée. Depuis son plus jeune âge il la désirait ardemment et, grâce à ses pouvoirs, parvenait à l’imaginer dans les bras de Lien Rag. Un jour elle le sut et en resta troublée.

 

Le sang des Ragus
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